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Le blog fait par un lecteur, adressé aux lecteurs, pour parler de ses lectures

À part quelques feuilles et la lumière

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Il semblerait que tous les jours s’achèvent par un bel après-midi d’automne dans le livre de Jean-François Beauchemin, avant que la soirée ne commence et traîne, quand cela convient à tout le monde que cela traîne comme ça. Le chat l’accompagne à la pêche. Le chien joue dans le jardin. Sa femme Livia lit sur le canapé et les voisins sont charmants. Une concorde de tous les jours dans l’harmonie québécoise et des livres à écrire. Celui-ci par exemple. Dans lequel l’auteur interroge le temps qui passe et la manière dont il habite le monde. « Ce que j’aimerais, c’est continuer à vieillir de cette façon en définitive si humaine, je veux dire : toujours à la périphérie de la joie et de la peine, l’une se déversant dans l’autre et réciproquement, en quelque sorte. »[1]

Des joies des peines, les vents ne sont pas toujours contraires et c’est dans la relation qu’il entretient avec son frère que Jean-François Beauchemin le montre si bien. Ce frère justement, si proche de lui mais dont la façon d’être au présent est si différente. Parce qu’il est autre et parce que la schizophrénie dont il souffre n’a pas de règles. « Au début, ça ressemblait à de la mélancolie. Puis c’est devenu plus sérieux, et mon frère a commencé à se comporter bizarrement, comme si sa personnalité peu à peu se disloquait. Ça n’était pas la simple érosion, normale, que le passage du temps finit toujours par imposer au caractère et aux habitudes. C’est une authentique dislocation en ce sens que son esprit paraissait séparer les uns des autres ses propres éléments autrefois bien emboîtés. »

Ensemble ils ont grandi et façonné leur caractère en prêtant attention l’un à l’autre. « À la maison familiale, je m’émerveillais de ce petit frère épatant, imprévisible, tendre, énigmatique, provocateur, sérieux, savant et comme secoué d’inquiétude, que j’allais la nuit tirer d’un sommeil agité, empoisonné par ces images effrayantes qui déjà commençaient à le hanter. » Devenus adultes puis orphelins, les souvenirs sont venus s’ajouter à la complicité toujours partagée. Resserrée. Mais dans des directions différentes pour chacun d’eux. « Nos deux vies se précisaient. La sienne devenait un long soir sombre et menaçant. La mienne était plus que jamais consacrée à l’apprentissage du métier d’écrivain. »

Ainsi la maladie parfois cherche à les séparer. Elle sème la discorde dans cet esprit en lutte quasi permanente contre lui-même et réfractaire aux traitements. « Ce qu’il pressent, c’est que la question n’est peut-être pas de savoir si son âme lui sert à quelque chose mais, à l’inverse, de savoir si lui-même (son corps, sa volonté, son intuition, sa réflexion, sa sensibilité, sa force motrice, son énergie spirituelle, etc.) est à la hauteur, s’il se met adéquatement au service de cette âme. « Ce qui est sûr, l’ai-je entendu dire pour la première fois l’autre soir, c’est que je n’ai rien à attendre de mon âme, puisque c’est au contraire elle qui à l’évidence attend quelque chose de moi. » »

« La littérature, c’est très facile quand vous ne savez pas comment faire. Mais quand vous savez, c’est plutôt difficile » écrit Jean-François Beauchemin. Dans ce livre, il semblerait que la pudeur ait été le meilleur rempart aux difficultés d’écrire. Grâce à elle, il observe ce que la maladie menace mais aussi ce qu’elle ne parvient pas à détruire, voire nourrit. Parce que dans la poésie qu’il lit beaucoup mais aussi qu’il incarne à sa façon d’être au monde, ce frère devient l’interlocuteur privilégié, celui qui dit le monde autrement parce qu’il l’habite ici mais surtout ailleurs. « Ça n’est pas que l’âme de mon frère soit spectaculaire. Mais ce qui me plaît, c’est qu’elle cherche un passage vers le jour. Les oiseaux aussi font cela. Dans les derniers instants de la nuit, à l’heure du dur combat entre l’ombre et la lumière, ils s’envolent des nids et partent à la rencontre du soleil, comme pour en précipiter la venue. »


[1] BEAUCHEMIN Jean-François, Le Roitelet, éd. Québec Amérique, 2023.

So belge

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Le 25 novembre dernier, le centre Wallonie-Bruxelles organisait à Paris une soirée consacrée à la sortie du premier numéro d’une revue de poésie, de désordre et de Belgique, intitulée après moult tergiversations semble-t-il – Papier peint Mauvais drap[1]. Mise en page soignée, papiers Munken Lynx (170 g) et Holmen (70 g), polices de caractères élégantes… Un dandysme formel qui va bien pour accompagner les deux cahiers de ce premier numéro (photos et textes) réunis sous le titre « Un lieu en Belgique ». Seulement voilà, si tout cela est bien propre sur le papier, comme on dit, c’est pour mieux donner libre cours à une sélection qui rappelle que, en matière de poésie, il y a une spécificité belge qui ne cesse de se perpétuer.

« Perpétuer » ce n’est sans doute pas le bon mot. Et c’est par là qu’il faudrait commencer. En réunissant des signatures de générations différentes, Papier peint Mauvais drap montre en effet que s’il y a une couleur belge en poésie, celle-ci ne cesse d’évoluer et de s’adapter aux paysages qui sont les siens. C’est aussi ce que nous rappelle Yves di Manno dans le texte intitulé « Le héros reste dans l’ombre » consacré à certaines figures de la poésie belge et notamment Daniel Fano : « Dès le départ tout est donc clair : il ne s’agit pas de promouvoir un quelconque cénacle mais de poursuivre la remise en cause, si ce n’est la réfutation de la littérature que la grande révolution moderne avait entamée dans les premières années du XXe siècle. L’ombre de l’Internationale situationniste (qui vient de suspendre sa parution) n’est pas étrangère non plus à la radicalité d’une démarche visant moins à publier « quelque chose comme un livre » qu’à encourager, soutenir, propager par tous les moyens l’anéantissement de l’ancienne beauté. »

Ainsi les noms et leur territoire se rencontrent. « La récitante » de William Cliff côtoie sur le même cahier le Prosper et les jabots d’Aurélia Declercq : « une seconde fois langue natale venant du pub à l’angle de la rue pêle-mêle menu du jour et ratures au stylo ». La langue devient paysage avec une aisance et une modestie qui me font dire qu’un auteur belge a cette grâce de toujours vouloir célébrer sa langue plutôt que de la vanter. Une festivité linguistique et poétique qu’on retrouve également dans la recette d’une friture d’ablettes conçue par Eugène Savitzkaya qui ouvre le bal : « Les trois cannes auront travaillé de concert et, par dix, à peine éviscérées, les ablettes enrobées de pâte légère friront avec jubilation pour le fameux jubilé des êtres humain, la fête des Liégeois et des Liégeoises, avec caroles et jongleurs. »

Avec Ivan Alechine/Jean de Sponde, on rencontre Beckett et Giacometti sur la chaussée de Waterloo. Franck Venaille avait quant à lui traduit du néerlandais une diplômée en théologie morale (Moniek Van Meire) dont deux lignes suffisent pour pressentir que, dans cette « plainte de femmes », c’est peut-être surtout du Venaille qui est à l’œuvre : « Il était de ceux-là, oui de la bande aux nerfs de bœuf. // Aux semelles cloutées de rage. // Il s’est joint à eux, ces soudards battant à mort leur cheval. // Ricanant de le voir perdre jusqu’à la force de hennir. // Après s’être usé de tant de ruades aux naseaux rougeoyants. // Sa belle tête tuméfiée exprimant juste l’imploration élémentaire du moins souffrir. // Ah ! Malédiction d’être né sans poings sans l’habitude du combat déloyal. »

La rubrique « Journalism » vient clore ce foutraque jubilatoire dont on espère que l’aventure éditoriale se prolongera afin de continuer à découvrir ces voix belges en compagnie desquelles il est bon de lever le nez pour déambuler dans d’autres sillons de la poésie. Déambulations d’une simplicité déconcertante, qui font mouche et que Stéphane Cunescu décrit très bien à son tour : « Le philosophe se demande que faire avec cette collection. Un traité de nouvelle esthétique ? Beau parce que saugrenu. Drôle parce que laid. Pauvre d’esprit. Honteux. Une épiphanie inversée. Le cousin Pons continue de mourir un peu chaque jour. Mais cela veut dire quoi, aujourd’hui, un homme qui marche dans la rue et qui regarde ? »


[1] Papier peint Mauvais drap, n° 1, novembre 2022. Déjà référencée dans certaines librairies, la revue est également commandable à l’adresse suivante : papierpeintmd@gmail.com. Rédacteur en chef : Stéphane Cunescu. Conception graphique : Martin Verdet.

Robinson ou la conquête du naufragé

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Cela fait probablement partie des livres qu’il est inutile de lire trop jeune ou nécessaire de reprendre quand l’âge avance. L’histoire de Robinson Crusoé (1719) on la connaît tous plus ou moins : celle d’un homme survivant d’un naufrage qui passera près de trente années sur une île déserte à s’administrer lui-même afin de survivre, avec une énergie folle et une remise en cause de sa vie d’autrefois. « Ce fut alors que je commençais à sentir profondément combien la vie que je menais, même avec toutes ses circonstances pénibles, était plus heureuse que la maudite et détestable vie que j’avais faite durant toute la portion écoulée de mes jours. Mes chagrins et mes joies étaient changés, mes désirs étaient autres, mes affections n’avaient plus le même penchant, et mes jouissances étaient totalement différentes de ce qu’elles étaient dans les premiers temps de mon séjour ».[1]

L’erreur serait d’ouvrir le livre en s’attendant à des méditations convenues autour de la solitude, ses vertus, sous un coucher de soleil de vingt-huit années passées à n’en plus finir de les compter. Au contraire, chaque jour Robinson bâtit, gère, recense et civilise cette île avec les ressources qu’elle a à lui donner. Une erreur à ne pas commettre et que Virginia Woolf avait déjà pointée dans un de ses essais consacré au roman de Defoe : « Avant d’ouvrir le livre, nous avons peut-être vaguement pensé au plaisir que nous allions ressentir. Nous lisons ; et nous sommes rudement contredits à chaque page. Il n’y a pas un seul coucher de soleil. Il n’y a pas de solitude, pas d’âme. Au contraire, il n’y a qu’une chose à laquelle nous faisons face, c’est un grand pot en terre cuite. »[2]

Un grand pot en terre cuite mais aussi un appel à la conquête qui n’échappe pas au héros tout au long de ses aventures et chez qui la victoire est indissociable de la domination. Parce que si Robinson finit par échapper à la fatalité de son île déserte, plus d’un quart de siècle à interroger la Providence ne lui aura pas suffit pour enrayer l’attrait du pouvoir et la tentation colonisatrice : « Mon île était alors peuplée, je me croyais très riche en sujets ; et il me vint et je fis souvent l’agréable réflexion, que je ressemblais à un roi. Premièrement, tout le pays était ma propriété absolue, de sorte que j’avais un droit indubitable de domination ; secondement, mon peuple était complètement soumis. J’étais souverain seigneur et législateur ; tous me devaient la vie et tous étaient prêts à mourir pour moi si besoin était. »

Mais la subordination du héros à l’exercice du pouvoir ne doit pas faire oublier la modernité des propos de son auteur. Via la rencontre avec les cannibales – les « sauvages » – Defoe pose la question de l’étrangeté, de la découverte du Nouveau Monde, dans des termes similaires à ceux de Montaigne dans ses Essais[3]. Si la peur de Robinson s’exprime d’abord à travers une hostilité féroce, son jugement le rappelle à l’ordre de la barbarie des guerres occidentales et des violences commises au nom de la religion. « De ces réflexions il s’ensuivit nécessairement que j’étais injuste, et que ces peuples n’étaient pas plus des meurtriers dans le sens que je les avais d’abord condamnés en mon esprit, que ces chrétiens qui souvent mettent à mort les prisonniers faits dans le combat, ou qui plus souvent encore passent sans quartier des armées entières au fil de l’épée, quoiqu’elles aient mis bas les armes et se soient soumises. »

Naufrage de l’infortune puis de la Providence, l’histoire de Robinson convoite celle d’une renaissance. La renaissance d’un homme qui, à la perte de tout ce qu’il possédait, parvient à construire sa propre société que domine son château de verdure, réévaluant sans cesse son système de valeurs et que James Joyce ne manqua pas de hisser au rang de symbole : « Le vrai symbole de la conquête britannique, c’est Robinson Crusoé qui, naufragé sur une île déserte avec en poche un couteau et une pipe, devient architecte, charpentier, rémouleur, astronome, boulanger, constructeur naval, potier, bourrelier, agriculteur, tailleur, fabricant de parapluie, et ministre du culte. » Tout à son commandement et à sa souveraineté, Robinson est l’artisan et le comptable de ses devoirs. Inébranlable devant l’effort. « Mais compte-t-on ses peines quand on a sa liberté en vue ? »


[1] DEFOE Daniel, Robinson Crusoé, trad. par Pétrus Borel, éd. Gallimard. Tableau : TURNER Joseph Mallord William, L’aube après le naufrage, 1840.

[2] Voir : WOOLF Virginia, Les livres tiennent tout seuls sur leurs pieds, trad. par Micha Venaille, éd. Les Belles Lettres.

[3] Voir : MONTAIGNE, Les Essais, « Des Cannibales », Livre I, Chapitre XXXI, 1580.

Marie Depussé et le sacre des fous

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En 1953, le psychiatre et psychanalyste Jean Oury fondait avec quelques autres, notamment Félix Guattari, la clinique de La Borde dans le Loir-et-Cher, une structure avant-gardiste régie sur le principe de la psychothérapie institutionnelle – selon laquelle patients et soignants prennent conjointement en charge les problèmes matériels et décisionnels de la vie collective. Toujours en exercice aujourd’hui, La Borde a souffert autant des critiques et des préjugés qu’elle a fait l’objet de nombreux éloges, anticipant une prise en compte humanisée de la maladie mentale et de la pratique asilaire.

Deux ans après son ouverture, une jeune licenciée en lettres poussait les grilles de ce château expérimental afin d’accompagner un ami médecin. Elle s’appelle Marie Depussé, elle a vingt ans et le vent de liberté qui souffle la gardera plusieurs mois entre les murs de cet asile ouvert où l’âme et la parole réapprennent à fonctionner ensemble. Une expérience déterminante pour cette jeune femme qui deviendra ensuite agrégée de lettres mais aussi écrivaine et psychanalyste. Ainsi paraît en 1993 Dieu gît dans les détails, journal des jours passés par Marie Depussé dans la clinique de La Borde en compagnie des fous : « Je dis les fous. Par prudence. Dire, comme chacun s’autorise à le faire, les psychotiques, est une violence qui engendre des diagnostics, à vie. Par tendresse. On ne peut dire « les fous » sans les aimer un peu. […] Si je m’autorise à les désigner, indifféremment, par le mot, c’est que les habitants de La Borde l’aiment bien. Nous, les fous. »[1]

Si elle a dormi plusieurs mois sur le canapé d’un bureau, ce n’est pas le confort matériel qui a retenu la jeune femme dans les jardins de La Borde. Dans ce lieu elle découvre autrement la banalité des gestes, une possibilité différente d’habiter le monde, une intelligence à l’œuvre. « Et dans cet abandon la vie d’êtres abandonnés pouvait se faire une place ». Dans ce refuge de l’humanité, rythmé par la simplicité apparente des soins, des repas, des ateliers et du sommeil, elle participe à l’intensité d’un défi que chaque patient relève selon sa propre ordonnance, lentement, morceau par morceau. « Comment la cloche qui appelle aux repas va-t-elle atteindre ces héros, en train de soulever, à longueur de jour, le lourd rideau de leur naissance ? […] comme si l’âme, dans ce lieu, avait enfin le droit de se prendre un fauteuil. »

Récit des jours ordinaires, Dieu gît dans les détails est le témoignage bouleversant d’une pratique analytique déverrouillée dans laquelle la parole et le symptôme peuvent s’exprimer librement, au rythme d’une patience honorée par la tentative et sa volonté. « Je me demandai si O. et le général, les deux pères fondateurs de l’asile, avaient des pensées comme celle-là. Une vie, avoir passé une vie, pour qu’une centaine d’hallucinés renouvelables puissent approcher leur corps raidi d’un peu de feu, de quelques fleurs. » Dans ce jardin qu’aucun mur n’emprisonne, les silences et les douleurs côtoient l’inventivité des êtres et le mouvement des corps, sous l’œil de Marie Depussé avec laquelle il est tendre de constater que « C’est souvent comme ça. Les fous répondent, quand on les invoque. »

[1] DEPUSSÉ Marie, Dieu gît dans les détails, éd. P.O.L, 1993. Tableau : BOSCH Jérôme, La Nef des fous, vers 1500.

Robert Bresson, le précis de l’inattendu

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Dans un film intitulé L’Argent (1983), le cinéaste Robert Bresson (1901-1999) fixait sur un écran la chute muette et radicale d’un chauffeur-livreur de fioul injustement accusé d’avoir écoulé trois faux billets de 500 francs dans un concours de circonstances qui l’amenèrent à se perdre lui-même dans d’autres crimes qu’il n’aurait pas commis autrement. Parmi les nombreux plans qui jalonnent le film, il en est un où le camion de police transporte l’accusé aux portes de la prison et peine à effectuer sa manœuvre ; le fourgon est trop large ou c’est l’entrée du pénitencier qui est trop étroite. Cela dure quelques secondes, marche-avant marche-arrière, à travers lesquelles, sans un mot et quelques bruits de moteur, Bresson dit tout des dysfonctionnements de la justice – lui écrivait dans les Notes sur le cinématographe : « Tourner c’est aller à une rencontre. Rien dans l’inattendu qui ne soit attendu secrètement par toi. »[1]

Ces Notes, elles ont sûrement dispensé le catéchisme à de nombreux étudiants en cinéma, ravi les admirateurs de Robert Bresson et servi des critiques en mal d’inspiration. Elles sont également le formidable carnet de travail d’un artiste qui interroge les possibilités du cinématographe, « façon neuve d’écrire, donc de sentir », opposé au cinéma qui reste selon lui un théâtre filmé. D’une même technique, l’auteur comprend très vite l’enjeu qui court : recopier ou créer. Caméra sur l’épaule et crayon à la main, Bresson écrit ses notes entre 1950 et 1974 pour interroger les moyens à sa disposition et « contrôler la précision. Être moi-même un instrument de précision. »

Aux films des images et des sons, il s’interroge sur la manière de fixer le peu d’un tout sur écran : « Sois sûr d’avoir épuisé tout ce qui se communique par l’immobilité et le silence. » Ce qui se révèle : « Les idées, les cacher, mais de manière qu’on les trouve. La plus importante sera la plus cachée. » Et surtout ne rien résoudre de l’équation du vrai du faux : « Dans le mélange du vrai et du faux, le vrai fait ressortir le faux, le faux empêche de croire au vrai. Un acteur simulant la peur du naufrage, sur le pont d’un vrai navire battu d’une vraie tempête, nous ne croyons ni à l’acteur, ni au navire, ni à la tempête. » Les réflexions qui s’écrivent alors sur la distinction entre l’acteur et le « modèle » révèlent tout ce que le cinéma depuis n’a presque pas su faire.

Les notes de Robert Bresson sont aussi un éloge du peu. Ce n’est pas pour rien qu’il réfléchit ces mots de Mozart jugeant ses concertos : « Ils tiennent le juste milieu entre le trop difficile et le trop facile. Ils sont brillants…, mais ils manquent de pauvreté. » La musique de Mozart, Vivaldi ou Debussy parcourt ces pages comme les tableaux de Vermeer et de Cézanne. À chaque fois Robert Bresson s’affermit : « Se forger des lois de fer, ne serait-ce que pour leur obéir ou désobéir difficilement. » Ce fer qui lui fait également écrire : « […] Caméra et magnétophone, emmenez-moi loin de l’intelligence qui complique tout. » Il appelait ça « DIVINATION »

[1] BRESSON Robert, Notes sur le cinématographe, éd. Gallimard, 1975.

Chloé Delaume, entre les actes c’est écrit

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Cela commence le jour d’« un magnifique mois de juin ». Un homme un père un mari entre dans la cuisine un fusil à la main. Le pointe sur sa femme et tire. Le pointe sur sa fille âgée de neuf ans avant de se raviser et de retourner l’arme contre lui ; sûr de tuer durablement l’adulte à venir derrière l’enfant présent sous ses yeux. « Le père l’avait visée mais il ne la tue pas. Le père savait sûrement que le meilleur décès qu’il pouvait lui offrir consistait en ce legs ce lien inaliénable. Le père sait toujours tout. Lien du sang bien touillé en héritage. Le regard du chacal qui déchiquette sa proie. Le regard du chacal deuil pour deuil an pour an. Le blanc de l’œil s’est orangé quand papa s’est nagasakié le crâne. Le blanc de l’œil s’est orangé tout seul. »[1]

Cette violence inouïe est laminée par Chloé Delaume dans une autofiction dont l’écriture fracassée est indissociable de la brutalité qu’elle raconte, fuyant la linéarité du témoignage qui soulagerait afin de mieux aller à la rencontre d’un récit qui sous sa main devient littérature. Si de nombreux écrivains recherchent « l’effet » – « les fées » ? – dans une syntaxe détraquée, on se trouve ici face à une auteure qui n’a pas besoin de se cacher derrière ces tentatives tant son écriture se dimensionne à elle-même, indifférente à l’astuce parce qu’il n’y a pas de farces et attrapes à vendre ou à jeter dans ces mots-là. « Les mots comme on les lit. Sans résonnance interne. Les mots comme on écrit. Non ça ne se crie pas. Comment leur expliquer quand revint bien plus tard le don de l’expulser, le Verbe. Mon cerveau comme un livre. Les synapses corollaires au cahier paraphaient. »

Avec sa grammaire delaumienne, l’auteure recoud le passé des pronoms personnels interchangés, avant puis après la violence qui de toutes les façons est partie pour durer quand l’enfant devenue muette, et cela convient à tout le monde, est abasourdie d’entendre parler d’un « accident ». Le sablier s’écoule au fil des pages avec une tension qui ne quitte jamais ce texte bouleversant du fond et de la forme qui tâtonnent vers une liberté jamais rendue. « L’enfant avait grandi. L’adolescente aussi. Et lorsque la femme vint d’un coup de patte dodue le spectre papa chandelle sut retourner marelle le sens du sablier. »

L’enfant n’aurait jamais dû naître. On a fait d’elle un « sursis » puis une muette. La fourbe incapable de réussir son propre suicide. Chloé Delaume dans ce récit est parvenue à faire d’elle une majuscule. « J’arrache pelures textiles les bouloches céladon de mes ongles désœuvrés à longueur de séances. Puisque vous me forcez à l’extraction finale en n’y comprenant rien. Je me viderai du père. Grain à grain. Je t’extrairai de moi joli papa chancelle je jette plus que les dés. Il ne restera rien. » Rien si ce n’est, encore une fois, la capacité d’une auteure qui a su dans son texte saisir ce que la littérature permet. Quand on veille à ne pas la tromper.


[1] DELAUME Chloé, Le cris du sablier, éd. farrago-Éditions Léo Scheer, 2001. Tableau : KOKOSCHKA Oskar, Portrait d’une jeune fille, 1913.

Antoine Emaz ou l’écriture au vrai

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Dans le Poème du mur[1], Antoine Emaz écrit « On se demande parfois si, un jour, on arrivera à se libérer de ce qui encombre depuis longtemps et dont on n’a jamais voulu, quand on y réfléchit bien. Mais qui reste là. » Dans ce poème paru en 1990 dans le recueil En deçà, il annonçait le travail qui était le sien de ne pas fuir le pessimisme, geste de révolte et d’observation du monde. Une détermination qu’il confirmait dix ans plus tard dans un entretien accordé à la revue Scherzo : « Ce monde est sale de bêtise, d’injustice et de violence ; à mon avis, le poète ne doit pas répondre par une salve de rêves ou un enchantement de langue ; il n’y a pas à oublier, fuir ou se divertir. Il faut être avec ceux qui se taisent ou qui sont réduits au silence. J’écris donc à partir de ce qui reste vivant dans la défaite et le futur comme fermé. »[2]

Ce futur s’est un peu plus refermé le 3 mars 2019 avec le décès d’Antoine Emaz. Né en 1955 à Paris, il vivait à Angers et laisse derrière lui une œuvre incontournable dans la poésie contemporaine, distante de la tentation expérimentale au profit d’une concision au ras du réel, via de courts textes en vers libres alternant avec des paragraphes brefs, justifiés, comme des blocs denses. Auteur de nombreux recueils parmi lesquels on peut citer Lichen, Lichen (éd. Rehauts), De l’air (Le Dé bleu), Cambouis (Le Seuil), Poèmes pauvres (Æncrages & co) ou Limite (Tarabuste), il a également travaillé à de nombreuses études littéraires sur André Du Bouchet, Eugène Guillevic ou encore Pierre Reverdy.

Poète du concentré, de l’émotion brute et de l’attente, ses vers éclatent sur les frontières d’un désespoir – un mur, une mer, une falaise – avec la « Patience d’une main qui passe, et use. » Une poésie inquiète que Franck Venaille décrivait très justement dans le texte qui lui était consacré dans C’est nous les modernes : « Il s’agit essentiellement de poèmes coupants, disant peu à la fois et qui ne vivent en fait que sous la protection de l’auteur. Ici, rien n’est écrit pour le plaisir et par plaisir. La poésie apparaît pour ce qu’elle est : une manière de comprendre et d’appréhender le monde en utilisant ses scories, ses fautes, cette éternelle inquiétude qui rôde autour de chacun de nous. […] Une vision de l’écriture poétique libre, c’est ce que nous offre ce poète sévère, tourné en entier sur soi, mêlant avec réussite différents niveaux d’écriture, ce qui lui permet notamment d’avouer : Impossible de dormir sur ce tabouret de cuisine. »[3]

Étrangère au lyrisme, sa poésie rejette tous les superflus afin de conserver l’attention sur l’infime mouvement qu’il scrute et qu’il appelle lui même « force-forme ». La modestie de sa langue pourrait laisser paraître le renoncement d’un homme figé. C’est tout le contraire qui est à l’œuvre le vers suivant où il n’est plus question que de désir, de renversement et de duel intérieur. Avec cette écriture unique, il rebat sans cesse les cartes d’un possible, le dos collé au mur, patient et attentif d’un peut-être tenu depuis longtemps au bout de ses doigts. « Écrire, comme si quelque chose devait se jouer un jour ou l’autre à cet endroit. / Alors, on se maintient, on entretient la main. À certains moments, on ne peut davantage. / Quand cela se prolonge, on finit par se demander si ce n’est pas cela, écrire, au vrai. »

[1] EMAZ Antoine, En deçà, éd. Fourbis, 1990. Intégré depuis dans l’anthologie suivante : EMAZ Antoine, Caisse claire (Poèmes 1990-1997), éd. Points, 2007. Tableau : FRIEDRICH Caspar David, Bord de mer au clair de lune , 1836.

[2] EMAZ Antoine, « Entretien », Scherzo, 12-13, été 2001.

[3] VENAILLE Franck, « Antoine Emaz et le mur de la peur », C’est nous les modernes, éd. Flammarion, 2010.

Des livres et des œufs en poudre

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C’est une époque à laquelle on correspondait encore par lettres. Le 5 octobre 1949, depuis son studio new-yorkais, Helene Hanff écrit à la librairie londonienne Marks & Co., au 84, Charing Cross Road pour recevoir les classiques qu’elle ne trouve pas dans son pays dépourvu de patrimoine littéraire. « Écrivain sans fortune », la jeune femme joint une liste de titres pour lesquels elle est prête à débourser cinq dollars pièce dans l’espoir que ces « Messieurs » de la librairie Marks & Co. puissent résoudre ses « problèmes » les plus urgents. Quelques jours plus tard, le 25 octobre 1949, le libraire Frank Doel répond à Helene Hanff : « nous avons réussi à résoudre les deux tiers de vos “problèmes ». Les premiers volumes traversent l’Atlantique et une correspondance de vingt ans s’installe entre les deux[1].

Mais c’est aussi l’époque du rationnement en Angleterre comme dans de nombreux pays européens après la guerre. Une situation « absolument épouvantable » pour Helene qui, par l’intermédiaire d’une société britannique implantée aux Etats-Unis, fait parvenir à tout le personnel de sa librairie toute sorte de produits (jambon, œufs entiers ou en poudre, bocaux de langue de bœuf, etc.). « Juste un petit mot pour vous dire que votre cadeau est bien arrivé aujourd’hui et que son contenu a été partagé entre les membres du personnel. M. Marks et M. Cohen ont insisté pour que nous le répartissions entre nous sans en offrir aux “patrons”. »

Le personnel c’est surtout Frank qui tient à rester l’interlocuteur privilégié de cette cliente atypique et à garder les collègues en dehors de leurs échanges, comme l’écrit Cecily Far très tôt dans une lettre adressée à Helene : Chaque fois que je vous envoie une facture, je meurs d’envie d’y joindre subrepticement un petit mot, mais Frank pourrait trouver cela inconvenant de ma part, aussi je vous serais reconnaissante de ne pas lui parler de cette lettre. Cela peut paraître un peu collet monté et pourtant Frank ne l’est pas du tout, en fait il est très gentil, vraiment très gentil, c’est seulement qu’il vous considère comme sa correspondante personnelle, du fait que toutes vos lettres et colis lui sont adressés. »

« Collet monté », Frank l’est un peu en miroir des lettres d’Helene toujours fauchée la clope au bec, sirotant son gin et qui n’hésite pas à secouer gentiment le libraire anglais à des milliers de kilomètres. « Cher Éclair, Vous me donnez le tournis à m’expédier Leigh Hunt et la Vulgate comme ça, à la vitesse du son ! Vous ne vous en êtes probablement pas rendu compte, mais ça fait à peine plus de deux ans que je vous les ai commandés. Si vous continuez à ce rythme-là, vous allez attraper une crise cardiaque. » Lui, imperturbable, ne cesse de donner du « Chère Mademoiselle » et s’efforce de combler ses désirs littéraires qui vont du Nouveau testament à Tocqueville en passant par Stevenson, Sappho, John Donne ou encore Virginia Woolf.

Tous les deux ne se rencontreront jamais autrement que par lettres. Helene commence à écrire pour la télévision mais ne parvient jamais à réunir la somme nécessaire pour traverser l’océan. Frank a son épouse, ses filles, son travail et la messe le dimanche. Le retour de Churchill est un soulagement pour lui et il soutient l’équipe des Spurs au football. Elle vote démocrate et ne rate aucun match des Brooklyn Dodgers au base-ball. L’Américaine exubérante et décomplexée. Le libraire anglais trop heureux de se faire tancer. Chacun dans son rôle tout au long de cette correspondance littéraire et tendre sur le pont des livres, montrant ô combien il est possible de voyager en restant chez soi, comme l’atteste Helene ce 11 avril 1969 : « […] il y a des années, un type que je connaissais m’a dit que les gens qui vont en Angleterre y trouvent exactement ce qu’ils sont venus y chercher. Je lui ai dit que j’irai y chercher l’Angleterre de la littérature anglaise, il a hoché la tête et il a dit : “Elle y est bien”. Peut-être qu’elle y est, peut-être pas. En tout cas, quand je regarde sur mon tapis, je suis sûre d’une chose : elle est bien ici. »

[1] Helene Hanff aurait obtenu des filles de Frank Doel l’autorisation de publier leur correspondance en octobre 1969 et ces lettres sous forme de livre l’année suivante. Pour les présentes citations, voir : HANFF Helene, 84, Charing Cross Road, Trad. par Marie-Anne de Kisch, éd. autrement, 2018.

Marcher, penser avec Thomas Bernhard

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Oehler marchait avec Karrer le lundi, mais ça c’était avant que ne survienne l’incident du magasin de Rustenschacher qui emmena Karrer tout droit à l’asile de Steinhof parce qu’il était « devenu fou ». Depuis le narrateur marche avec Oehler le lundi, en plus du mercredi. L’occasion pour Oehler de lui dire la folie mais aussi ce qui a conduit un physicien de renommée internationale au suicide, ce qu’il faut attendre de Wittgenstein et le pessimisme radical auquel l’être humain ne devrait pouvoir échapper : « Mais cela ne change rien au fait, dit Oehler, que vous êtes obligé de constater jour après jour, sans rien comprendre, que de plus en plus d’hommes sont faits de façon de plus en plus imparfaite et malheureuse, qu’ils ne sont rien de plus que la même aptitude à souffrir et la même horreur et la même laideur et abomination que vous-même et qu’ils deviennent au cours des années une aptitude à souffrir et une horreur et une laideur et une abomination de plus en plus grandes. »

Voilà tout ce que l’on sait des personnages de cette nouvelle écrite par Thomas Bernhard (1931-1989), publiée sous le titre Gehen en 1971[1]. Écrivain et dramaturge autrichien né aux Pays-Bas, Thomas Bernhard grandit en Autriche aux côtés de ses grands-parents maternels. Sa jeunesse, largement influencée par un grand-père écrivain qui lui transmit le goût de la littérature et de la musique, fut également marquée par la tuberculose dont il fut atteint. Après avoir étudié au Conservatoire de musique et d’art dramatique de Vienne et au Mozarteum de Salzbourg, il amorça l’écriture de ses premiers textes. Auteur incontournable de la littérature autrichienne contemporaine, son œuvre est imprégnée de ses rapports complexes et violents avec l’Autriche et de sa difficulté à être autrichien; une difficulté qu’il prolongea après sa mort en interdisant, via son testament, la diffusion et la représentation de ses œuvres en Autriche pendant soixante-dix ans.

Lorsqu’il termina ce texte en 1971, Thomas Bernhard achevait ce que le professeur de littérature germanique Jean-Marie Winkler définit dans sa préface comme étant « l’aboutissement de la première phase créative de Bernhard, jusque dans ses références au romantisme et dans sa complexité narrative, fondée sur l’imbrication de propos rapportés qui sont autant de perspectives possibles, systématiquement brisées ou enchevêtrées. Faut-il y entendre aussi les réminiscences des longues promenades faites dans l’enfance avec le grand-père, autant de leçons de choses, de leçons de vie ou de philosophie dispensées par un esprit pour le moins original ? » Sans aucun doute mais c’est faire peu cas de la particularité de ce récit à révéler le mouvement, celui de la marche, dans lequel s’imbrique la pensée selon une technique de la répétition quasi obsessionnelle par laquelle marcher et penser sont deux gestes qui se fondent, au risque de basculer dans la folie comme l’a fait Karrer.

La tournure étourdissante de cette nouvelle d’une cinquantaine de pages, ramassées en seulement deux paragraphes, appartient sans doute plus au texte que les personnages eux-mêmes et le mouvement qu’ils entreprennent avec leurs jambes et leurs cerveaux. Portées par leurs réflexions et la marche qui les accompagne, les consciences décrites par Thomas Bernhard semblent n’avoir d’autre but que de garder la maîtrise de soi au moment du franchissement de la frontière vers la folie ; là où Karrer a échoué et où Oehler s’est résigné : « […] parce que notre marche et notre pensée, l’une découlant de l’autre, dit Oehler, avaient produit une incroyable tension nerveuse, devenue quasiment insupportable. Nous avions bien pensé qu’une telle pratique qui consiste à aboutir, en marchant et en pensant, à la plus monstrueuse des tensions nerveuses, ne pouvait être poursuivie sans dommage, et nous n’avons effectivement pas pu poursuivre cette pratique ». Un texte sombre mais d’une rare intensité qui annonce déjà tout le talent de Thomas Bernhard à faire exister son écriture au-delà de la tiédeur des faits.

[1] BERNHARD Thomas, « Marcher », in Récits 1971-1982, trad. de l’allemand par Éliane Kaufholz, éd. Gallimard, coll. Quarto, 2007. La photo a été prise en 1988 par Sepp Dreissinger à Vienne, dans le Cafe Bräunerhof.

Un petit désastre jubilatoire

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C’est un poète qui vit le mot chaud dans sa forêt musicale. Une forêt au milieu du monde dont il ne fait pas oubli « / à qui voudra comprendre ». Les mots chez Jean-Pascal Dubost tombent se redressent s’alignent se répondent désordonnent jouent sourient s’assombrissent croient provoquent et surtout fantasquent. Lui avec eux. « je suis toujours déjà quelqu’un d’autre aussitôt que je m’annonce ; le captatif de toutes les paroles de votre bas monde ; mais cy prend fin ce poème-monologué dans lequel je compte vous avoir égaré dans les sinuosités circulaires de ma complexité non légendaire pourtant multiséculaire, car, si comme moi jel vous dis, en ce joyeux temps du » jour d’uy, Merlin, c’est moi ; Bleiz c’est moi ; Jean-Pascal Dubost, c’est moi – »[1]

Un « livre raté » annonce l’auteur en prologue qui nuance aussitôt la composition de ces douze textes réunis comme étant « un petit désastre jubilatoire » nommé Fantasqueries. De l’humour qui s’installe dans la densité, avec des blocs de texte liés par le fil à couture de courtes phrases respiratoires. Poète mais aussi être au monde, Jean-Pascal Dubost bouscule les mots comme s’il voulait se protéger du mal qu’ils pourraient lui faire, dénonçant le médialecte moderne dont Gérard Genette avait si souvent décrit la misère[2]. « Je ne suis pas un technicien de surface ou des sols ni un agent de nettoyage et surtout pas une hôtesse de propreté, je ne suis pas une croissance négative pas plus une croissance molle, je ne suis pas une hôtesse de caisse ni la première dame de France ni une fille de joie, je ne suis pas une force de l’ordre, je ne suis pas un senior ni j’ai atteint le troisième âge, je ne suis pas un SDF ni un sans-abri ni un défavorisé, je ne suis pas un demandeur d’emploi, je ne suis pas une interruption volontaire de grossesse, je ne suis pas un plan social ni un partenaire social […], mais, scribouilleux, il est à ne pas négliger que je ne suis pas un doux euphémisme – »

Mais Fantasqueries c’est aussi l’occasion de laisser parler le loup à l’intérieur du poète, via une « désautobiographie » qui recense certains épisodes de la vie de l’auteur depuis sa naissance à aujourd’hui – encore une fois son être au monde, avec ses violences, ses fuites, ses tendresses et toujours l’écriture vue comme un exercice athlétique auquel il ne peut échapper. « […] je suis un homme qui pense à autre chose, je suis un homme qui désappartient, je suis un homme en démission, je suis un homme en chevauchée, je suis un homme en amour, je suis un homme sur le partement, je suis un homme qui déménage, je suis un homme dénormandisé, je suis un homme en fuite avant, en fuite paravant la mort lasse ».

Ouvert par un Poésie-ho, le recueil nous quitte avec un Poésie-ha. Entre les deux c’est une langue à voix haute qui se déploie et encourage à garder les yeux ouverts dans un monde qui ne cesse de nous rabattre les paupières. Alors « courage, créons » scande le poète ! Parce que droit dans le mur c’est encore la seule chose qu’il reste à faire. « Courage, créons… contre les vents sombres et intenses instances du temps… courage, créons… pour ou contre et avec… courage, créons… en cordem latin… courage, créons… crénom d’un Baudelaire… courage, créons… pour tout dire et plus que tout… courage, créons… croyons, crions, crayons… courage, créons… des sonates pour corbeaux, des villanelles pour loups, des menuets pour mules et mulets… courage, créons… sans budgets, sans subventions, sans comptes de résultat… courage, créons… le fait même de créer… courage, créons… sans autorisations préfectorales… courage, créons… des mots énergumènes… courage, créons… de l’insensé re-sensé… courage, créons… des pages blanches pleines de sens sur les mains… courage, créons… […] et n’ayons contre les mots les cœurs endurcis… courage, créons… sans jours de repos… courage, créons… en vieux français moderne courtoisement rustre… courage, créons… »


[1] DUBOST Jean-Pascal, Fantasqueries, éd. isabelle sauvage, 2016.

[2] Voir : https://lundioumardi.wordpress.com/2015/05/11/gerard-genette-ou-lart-de-tourner-sa-langue-dans-sa-bouche/