Chloé Delaume, entre les actes c’est écrit

par lundioumardi

Chloédelaumelundioumardi

Cela commence le jour d’« un magnifique mois de juin ». Un homme un père un mari entre dans la cuisine un fusil à la main. Le pointe sur sa femme et tire. Le pointe sur sa fille âgée de neuf ans avant de se raviser et de retourner l’arme contre lui ; sûr de tuer durablement l’adulte à venir derrière l’enfant présent sous ses yeux. « Le père l’avait visée mais il ne la tue pas. Le père savait sûrement que le meilleur décès qu’il pouvait lui offrir consistait en ce legs ce lien inaliénable. Le père sait toujours tout. Lien du sang bien touillé en héritage. Le regard du chacal qui déchiquette sa proie. Le regard du chacal deuil pour deuil an pour an. Le blanc de l’œil s’est orangé quand papa s’est nagasakié le crâne. Le blanc de l’œil s’est orangé tout seul. »[1]

Cette violence inouïe est laminée par Chloé Delaume dans une autofiction dont l’écriture fracassée est indissociable de la brutalité qu’elle raconte, fuyant la linéarité du témoignage qui soulagerait afin de mieux aller à la rencontre d’un récit qui sous sa main devient littérature. Si de nombreux écrivains recherchent « l’effet » – « les fées » ? – dans une syntaxe détraquée, on se trouve ici face à une auteure qui n’a pas besoin de se cacher derrière ces tentatives tant son écriture se dimensionne à elle-même, indifférente à l’astuce parce qu’il n’y a pas de farces et attrapes à vendre ou à jeter dans ces mots-là. « Les mots comme on les lit. Sans résonnance interne. Les mots comme on écrit. Non ça ne se crie pas. Comment leur expliquer quand revint bien plus tard le don de l’expulser, le Verbe. Mon cerveau comme un livre. Les synapses corollaires au cahier paraphaient. »

Avec sa grammaire delaumienne, l’auteure recoud le passé des pronoms personnels interchangés, avant puis après la violence qui de toutes les façons est partie pour durer quand l’enfant devenue muette, et cela convient à tout le monde, est abasourdie d’entendre parler d’un « accident ». Le sablier s’écoule au fil des pages avec une tension qui ne quitte jamais ce texte bouleversant du fond et de la forme qui tâtonnent vers une liberté jamais rendue. « L’enfant avait grandi. L’adolescente aussi. Et lorsque la femme vint d’un coup de patte dodue le spectre papa chandelle sut retourner marelle le sens du sablier. »

L’enfant n’aurait jamais dû naître. On a fait d’elle un « sursis » puis une muette. La fourbe incapable de réussir son propre suicide. Chloé Delaume dans ce récit est parvenue à faire d’elle une majuscule. « J’arrache pelures textiles les bouloches céladon de mes ongles désœuvrés à longueur de séances. Puisque vous me forcez à l’extraction finale en n’y comprenant rien. Je me viderai du père. Grain à grain. Je t’extrairai de moi joli papa chancelle je jette plus que les dés. Il ne restera rien. » Rien si ce n’est, encore une fois, la capacité d’une auteure qui a su dans son texte saisir ce que la littérature permet. Quand on veille à ne pas la tromper.


[1] DELAUME Chloé, Le cris du sablier, éd. farrago-Éditions Léo Scheer, 2001. Tableau : KOKOSCHKA Oskar, Portrait d’une jeune fille, 1913.