Marcher, penser avec Thomas Bernhard

par lundioumardi

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Oehler marchait avec Karrer le lundi, mais ça c’était avant que ne survienne l’incident du magasin de Rustenschacher qui emmena Karrer tout droit à l’asile de Steinhof parce qu’il était « devenu fou ». Depuis le narrateur marche avec Oehler le lundi, en plus du mercredi. L’occasion pour Oehler de lui dire la folie mais aussi ce qui a conduit un physicien de renommée internationale au suicide, ce qu’il faut attendre de Wittgenstein et le pessimisme radical auquel l’être humain ne devrait pouvoir échapper : « Mais cela ne change rien au fait, dit Oehler, que vous êtes obligé de constater jour après jour, sans rien comprendre, que de plus en plus d’hommes sont faits de façon de plus en plus imparfaite et malheureuse, qu’ils ne sont rien de plus que la même aptitude à souffrir et la même horreur et la même laideur et abomination que vous-même et qu’ils deviennent au cours des années une aptitude à souffrir et une horreur et une laideur et une abomination de plus en plus grandes. »

Voilà tout ce que l’on sait des personnages de cette nouvelle écrite par Thomas Bernhard (1931-1989), publiée sous le titre Gehen en 1971[1]. Écrivain et dramaturge autrichien né aux Pays-Bas, Thomas Bernhard grandit en Autriche aux côtés de ses grands-parents maternels. Sa jeunesse, largement influencée par un grand-père écrivain qui lui transmit le goût de la littérature et de la musique, fut également marquée par la tuberculose dont il fut atteint. Après avoir étudié au Conservatoire de musique et d’art dramatique de Vienne et au Mozarteum de Salzbourg, il amorça l’écriture de ses premiers textes. Auteur incontournable de la littérature autrichienne contemporaine, son œuvre est imprégnée de ses rapports complexes et violents avec l’Autriche et de sa difficulté à être autrichien; une difficulté qu’il prolongea après sa mort en interdisant, via son testament, la diffusion et la représentation de ses œuvres en Autriche pendant soixante-dix ans.

Lorsqu’il termina ce texte en 1971, Thomas Bernhard achevait ce que le professeur de littérature germanique Jean-Marie Winkler définit dans sa préface comme étant « l’aboutissement de la première phase créative de Bernhard, jusque dans ses références au romantisme et dans sa complexité narrative, fondée sur l’imbrication de propos rapportés qui sont autant de perspectives possibles, systématiquement brisées ou enchevêtrées. Faut-il y entendre aussi les réminiscences des longues promenades faites dans l’enfance avec le grand-père, autant de leçons de choses, de leçons de vie ou de philosophie dispensées par un esprit pour le moins original ? » Sans aucun doute mais c’est faire peu cas de la particularité de ce récit à révéler le mouvement, celui de la marche, dans lequel s’imbrique la pensée selon une technique de la répétition quasi obsessionnelle par laquelle marcher et penser sont deux gestes qui se fondent, au risque de basculer dans la folie comme l’a fait Karrer.

La tournure étourdissante de cette nouvelle d’une cinquantaine de pages, ramassées en seulement deux paragraphes, appartient sans doute plus au texte que les personnages eux-mêmes et le mouvement qu’ils entreprennent avec leurs jambes et leurs cerveaux. Portées par leurs réflexions et la marche qui les accompagne, les consciences décrites par Thomas Bernhard semblent n’avoir d’autre but que de garder la maîtrise de soi au moment du franchissement de la frontière vers la folie ; là où Karrer a échoué et où Oehler s’est résigné : « […] parce que notre marche et notre pensée, l’une découlant de l’autre, dit Oehler, avaient produit une incroyable tension nerveuse, devenue quasiment insupportable. Nous avions bien pensé qu’une telle pratique qui consiste à aboutir, en marchant et en pensant, à la plus monstrueuse des tensions nerveuses, ne pouvait être poursuivie sans dommage, et nous n’avons effectivement pas pu poursuivre cette pratique ». Un texte sombre mais d’une rare intensité qui annonce déjà tout le talent de Thomas Bernhard à faire exister son écriture au-delà de la tiédeur des faits.

[1] BERNHARD Thomas, « Marcher », in Récits 1971-1982, trad. de l’allemand par Éliane Kaufholz, éd. Gallimard, coll. Quarto, 2007. La photo a été prise en 1988 par Sepp Dreissinger à Vienne, dans le Cafe Bräunerhof.