À part quelques feuilles et la lumière
Il semblerait que tous les jours s’achèvent par un bel après-midi d’automne dans le livre de Jean-François Beauchemin, avant que la soirée ne commence et traîne, quand cela convient à tout le monde que cela traîne comme ça. Le chat l’accompagne à la pêche. Le chien joue dans le jardin. Sa femme Livia lit sur le canapé et les voisins sont charmants. Une concorde de tous les jours dans l’harmonie québécoise et des livres à écrire. Celui-ci par exemple. Dans lequel l’auteur interroge le temps qui passe et la manière dont il habite le monde. « Ce que j’aimerais, c’est continuer à vieillir de cette façon en définitive si humaine, je veux dire : toujours à la périphérie de la joie et de la peine, l’une se déversant dans l’autre et réciproquement, en quelque sorte. »[1]
Des joies des peines, les vents ne sont pas toujours contraires et c’est dans la relation qu’il entretient avec son frère que Jean-François Beauchemin le montre si bien. Ce frère justement, si proche de lui mais dont la façon d’être au présent est si différente. Parce qu’il est autre et parce que la schizophrénie dont il souffre n’a pas de règles. « Au début, ça ressemblait à de la mélancolie. Puis c’est devenu plus sérieux, et mon frère a commencé à se comporter bizarrement, comme si sa personnalité peu à peu se disloquait. Ça n’était pas la simple érosion, normale, que le passage du temps finit toujours par imposer au caractère et aux habitudes. C’est une authentique dislocation en ce sens que son esprit paraissait séparer les uns des autres ses propres éléments autrefois bien emboîtés. »
Ensemble ils ont grandi et façonné leur caractère en prêtant attention l’un à l’autre. « À la maison familiale, je m’émerveillais de ce petit frère épatant, imprévisible, tendre, énigmatique, provocateur, sérieux, savant et comme secoué d’inquiétude, que j’allais la nuit tirer d’un sommeil agité, empoisonné par ces images effrayantes qui déjà commençaient à le hanter. » Devenus adultes puis orphelins, les souvenirs sont venus s’ajouter à la complicité toujours partagée. Resserrée. Mais dans des directions différentes pour chacun d’eux. « Nos deux vies se précisaient. La sienne devenait un long soir sombre et menaçant. La mienne était plus que jamais consacrée à l’apprentissage du métier d’écrivain. »
Ainsi la maladie parfois cherche à les séparer. Elle sème la discorde dans cet esprit en lutte quasi permanente contre lui-même et réfractaire aux traitements. « Ce qu’il pressent, c’est que la question n’est peut-être pas de savoir si son âme lui sert à quelque chose mais, à l’inverse, de savoir si lui-même (son corps, sa volonté, son intuition, sa réflexion, sa sensibilité, sa force motrice, son énergie spirituelle, etc.) est à la hauteur, s’il se met adéquatement au service de cette âme. « Ce qui est sûr, l’ai-je entendu dire pour la première fois l’autre soir, c’est que je n’ai rien à attendre de mon âme, puisque c’est au contraire elle qui à l’évidence attend quelque chose de moi. » »
« La littérature, c’est très facile quand vous ne savez pas comment faire. Mais quand vous savez, c’est plutôt difficile » écrit Jean-François Beauchemin. Dans ce livre, il semblerait que la pudeur ait été le meilleur rempart aux difficultés d’écrire. Grâce à elle, il observe ce que la maladie menace mais aussi ce qu’elle ne parvient pas à détruire, voire nourrit. Parce que dans la poésie qu’il lit beaucoup mais aussi qu’il incarne à sa façon d’être au monde, ce frère devient l’interlocuteur privilégié, celui qui dit le monde autrement parce qu’il l’habite ici mais surtout ailleurs. « Ça n’est pas que l’âme de mon frère soit spectaculaire. Mais ce qui me plaît, c’est qu’elle cherche un passage vers le jour. Les oiseaux aussi font cela. Dans les derniers instants de la nuit, à l’heure du dur combat entre l’ombre et la lumière, ils s’envolent des nids et partent à la rencontre du soleil, comme pour en précipiter la venue. »
[1] BEAUCHEMIN Jean-François, Le Roitelet, éd. Québec Amérique, 2023.