Des livres et des œufs en poudre

par lundioumardi

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C’est une époque à laquelle on correspondait encore par lettres. Le 5 octobre 1949, depuis son studio new-yorkais, Helene Hanff écrit à la librairie londonienne Marks & Co., au 84, Charing Cross Road pour recevoir les classiques qu’elle ne trouve pas dans son pays dépourvu de patrimoine littéraire. « Écrivain sans fortune », la jeune femme joint une liste de titres pour lesquels elle est prête à débourser cinq dollars pièce dans l’espoir que ces « Messieurs » de la librairie Marks & Co. puissent résoudre ses « problèmes » les plus urgents. Quelques jours plus tard, le 25 octobre 1949, le libraire Frank Doel répond à Helene Hanff : « nous avons réussi à résoudre les deux tiers de vos “problèmes ». Les premiers volumes traversent l’Atlantique et une correspondance de vingt ans s’installe entre les deux[1].

Mais c’est aussi l’époque du rationnement en Angleterre comme dans de nombreux pays européens après la guerre. Une situation « absolument épouvantable » pour Helene qui, par l’intermédiaire d’une société britannique implantée aux Etats-Unis, fait parvenir à tout le personnel de sa librairie toute sorte de produits (jambon, œufs entiers ou en poudre, bocaux de langue de bœuf, etc.). « Juste un petit mot pour vous dire que votre cadeau est bien arrivé aujourd’hui et que son contenu a été partagé entre les membres du personnel. M. Marks et M. Cohen ont insisté pour que nous le répartissions entre nous sans en offrir aux “patrons”. »

Le personnel c’est surtout Frank qui tient à rester l’interlocuteur privilégié de cette cliente atypique et à garder les collègues en dehors de leurs échanges, comme l’écrit Cecily Far très tôt dans une lettre adressée à Helene : Chaque fois que je vous envoie une facture, je meurs d’envie d’y joindre subrepticement un petit mot, mais Frank pourrait trouver cela inconvenant de ma part, aussi je vous serais reconnaissante de ne pas lui parler de cette lettre. Cela peut paraître un peu collet monté et pourtant Frank ne l’est pas du tout, en fait il est très gentil, vraiment très gentil, c’est seulement qu’il vous considère comme sa correspondante personnelle, du fait que toutes vos lettres et colis lui sont adressés. »

« Collet monté », Frank l’est un peu en miroir des lettres d’Helene toujours fauchée la clope au bec, sirotant son gin et qui n’hésite pas à secouer gentiment le libraire anglais à des milliers de kilomètres. « Cher Éclair, Vous me donnez le tournis à m’expédier Leigh Hunt et la Vulgate comme ça, à la vitesse du son ! Vous ne vous en êtes probablement pas rendu compte, mais ça fait à peine plus de deux ans que je vous les ai commandés. Si vous continuez à ce rythme-là, vous allez attraper une crise cardiaque. » Lui, imperturbable, ne cesse de donner du « Chère Mademoiselle » et s’efforce de combler ses désirs littéraires qui vont du Nouveau testament à Tocqueville en passant par Stevenson, Sappho, John Donne ou encore Virginia Woolf.

Tous les deux ne se rencontreront jamais autrement que par lettres. Helene commence à écrire pour la télévision mais ne parvient jamais à réunir la somme nécessaire pour traverser l’océan. Frank a son épouse, ses filles, son travail et la messe le dimanche. Le retour de Churchill est un soulagement pour lui et il soutient l’équipe des Spurs au football. Elle vote démocrate et ne rate aucun match des Brooklyn Dodgers au base-ball. L’Américaine exubérante et décomplexée. Le libraire anglais trop heureux de se faire tancer. Chacun dans son rôle tout au long de cette correspondance littéraire et tendre sur le pont des livres, montrant ô combien il est possible de voyager en restant chez soi, comme l’atteste Helene ce 11 avril 1969 : « […] il y a des années, un type que je connaissais m’a dit que les gens qui vont en Angleterre y trouvent exactement ce qu’ils sont venus y chercher. Je lui ai dit que j’irai y chercher l’Angleterre de la littérature anglaise, il a hoché la tête et il a dit : “Elle y est bien”. Peut-être qu’elle y est, peut-être pas. En tout cas, quand je regarde sur mon tapis, je suis sûre d’une chose : elle est bien ici. »

[1] Helene Hanff aurait obtenu des filles de Frank Doel l’autorisation de publier leur correspondance en octobre 1969 et ces lettres sous forme de livre l’année suivante. Pour les présentes citations, voir : HANFF Helene, 84, Charing Cross Road, Trad. par Marie-Anne de Kisch, éd. autrement, 2018.