La posture bukowskienne

par lundioumardi

BukowLundioumardi

Connu en France pour l’ensemble de son œuvre, Charles Bukowski (1920-1994) l’est aussi – voire davantage – en raison des légendes qui entourent sa biographie, de sa prestation éthylique dans l’émission Apostrophes (septembre 1978) durant laquelle il finit par quitter le plateau au grand soulagement d’un Bernard Pivot démuni, et d’autres anecdotes ayant contribué à façonner la figure de l’artiste sulfureux. En cette rentrée littéraire, les éditions Au diable vauvert ont entrepris la traduction d’une partie de sa correspondance qui avait été publiée aux États-Unis en 2015 sous le titre On Writing[1] ; correspondance qui permet d’entrevoir l’intimité de cet auteur incontournable de la littérature américaine du XXe siècle : son regard sur la société, son rejet absolu des milieux intellectuels, ses références et surtout le travail en train de se faire.

Une première partie de ces lettres commence en 1945 et s’étale jusqu’en 1954 quand le jeune Bukowski s’adressait aux revues de son époque afin de faire publier ses nouvelles, le plus souvent accompagnées de dessins mis en page dans le présent recueil. Une période déterminante pour l’écrivain au cours de laquelle il déclare avoir été soûl pendant dix ans tout en essuyant un certain nombre de refus de la part des rédactions : « Retours encourageants, etc., mais ils ne pensent pas que mes textes soient de la poésie. Je vois ce qu’ils veulent dire. L’idée est là mais je n’arrive pas à transpercer la peau. je reste à la surface. La poésie ne m’intéresse pas. »[2] Citation qui ne reflète pas encore la haine qu’il développera par la suite à l’égard des cercles éditoriaux, reprochant leur manque d’audace et dénonçant les « anomalies [qui] prolifèrent dans ce milieu comme des bactéries. »

Cette vie passée dans des hôtels miteux, avalée à grandes lampées de whisky, de femmes levées dans les bars mais aussi de frénésie de l’écriture n’eut qu’un temps. L’écrivain en devenir développa un ulcère qui l’emmena tout droit sur un lit d’hôpital de l’assistance publique avec interdiction absolue et définitive de toucher à l’alcool – comprendre arrêter le whisky pour se limiter à la bière et au vin. Ce fut également les années où Bukowski se livra à son autre passion qui jamais plus ne le quitta : les courses hippiques. D’une certaine façon rendu à la vie, « Buk » s’installa à Los Angeles en 1958 où il fut embauché aux services postaux et continua à écrire de façon prolifique. La reconnaissance n’était pas encore au rendez-vous, ses textes choquaient, inspiraient le rejet tant par la forme que par la noirceur des sujets qu’il abordait, peignant une humanité en putréfaction. Alors que certains s’en détournèrent immédiatement, d’autres commencèrent à voir en lui l’avant-garde de la littérature américaine, dans la lignée de ce que Henry Miller ou John Fante entreprenaient parallèlement.

C’est dans ce contexte de renouvellement artistique que l’éditeur américain John Martin fonda les éditions Black Sparrow Press en 1966 pour permettre au public d’accéder à des récits la plupart du temps censurés et dont Charles Bukowski devint très rapidement un des chefs de file. Cette fois le succès fut au rendez-vous et l’employé des bureaux de poste put enfin se consacrer à l’écriture, selon une intransigeance dont personne ne peut douter. Là réside sans doute le principal intérêt de cette anthologie qui permet de voir avec quel acharnement Bukowski a travaillé pour élaborer une écriture nouvelle, seule à même de révéler le sang qui coule et la misère qui était la sienne : « Dieu est très loin de moi, peut-être quelque part à l’intérieur d’une bouteille, et oui j’suis vulgaire, ils m’ont rendu vulgaire, et d’une autre façon je suis vulgaire parce que je veux restituer les choses telles qu’elles sont – que ce soit, le couteau qui pénètre la chair, ou bien reluquer le trou de balle d’une putain, c’est là que se trouve la poésie […] »

Mais un problème plus essentiel est mis en évidence par la lecture de cette correspondance qui court sur quarante-huit années, quand l’intention poétique glisse progressivement vers la posture. À parcourir ces lettres qui se ressemblent toutes, on se lasse rapidement d’un Bukowski qui n’a de cesse d’insister sur sa soulographie et l’écriture qui le protège de la folie et du suicide, seule façon valable selon lui d’atteindre une poésie authentique. L’ensemble de ses contemporains, à quelques exceptions près (Louis-Ferdinand Céline ou John Fante), relève à son goût de l’imposture et de l’artifice : trop fades, empruntés, à la limite de leur reprocher de faire cas du style et des règles de grammaire. Pourquoi pas, mais la prudence avec laquelle il se protège dans les lettres envoyées à Henry Miller ne manque pas de faire sourire… Un artiste « sulfureux » disions-nous en introduction : « qui sent le soufre, l’enfer » résume la définition. Certes, mais à s’être enfermé dans cette posture, Bukowski n’a jamais réellement évolué dans son œuvre, écrivant avec acharnement mais promenant toujours la même histoire.

[1] BUKOWSKI Charles, Sur l’écriture, trad. de l’anglais (États-Unis) par Romain Monnery, éd. Au diable Vauvert, 2017.

[2] Comme le précise l’éditeur : « Dans ce recueil, les erreurs typographiques ont été discrètement corrigées, tandis que les variations délibérées de typo ont été conservées dans l’optique de préserver au mieux la voix de l’auteur. »