Et ce fut la fin de l’insouciance…

par lundioumardi

Lesyeuxfardéslundioumardi

Incarnation de la Catalogne et de ses multiples facettes, le poète chanteur Lluís Llach est une figure de proue de la culture populaire et de la résistance au franquisme depuis la fin des années 1960. Né à Gérone en 1948, il a vécu en France entre 1971 et 1976 lors de son exil, avant de revenir en Catalogne au moment de la transition démocratique. Il mena une carrière musicale de haute volée, avec des concerts pouvant rassembler près de 120 000 personnes mais à laquelle il mit un terme en 2007. Depuis, il s’est engagé en politique dans le camp indépendantiste, notamment après son élection au parlement catalan pour la coalition indépendantiste Junts Pel Sí, le 27 septembre 2015.

Au-delà des textes de ses chansons – dont la plus connue, L’Estaca (« Le Pieu »), fait figure d’hymne libertaire catalan – Lluís Llach est l’auteur d’un récit intitulé Les Yeux fardés (Memoria d’uns ulls pintats – 2012), récompensé en 2016 par le prix Méditerranée étranger[1]. Écrit sous la forme d’un entretien, ce livre compile vingt-six enregistrements cédés par Germinal Massagué i Fita, un Barcelonais âgé de plus de quatre-vingt-sept ans, à Lluís, un jeune réalisateur en quête d’un témoignage qui ferait un bon scénario. Le vieil homme qui décide d’ouvrir la boîte de ses souvenirs  à cette occasion apparaît extravagant, légèrement prétentieux mais les secrets qu’il souhaite livrer semblent précieux ; comme le résume l’auteur dans son épilogue, « La petite histoire des personnages de ce livre passe par la grande histoire des faits qui ont ébranlé les fondations de la société catalane et même au-delà. »

Petites ou grandes, les histoires contenues dans ce livre demeurent indissociables les unes des autres depuis que sont nés en 1920 quatre enfants dans le quartier populaire de la Barceloneta : Germinal, David, Joana et Mireia. Sur ce terrain de jeux formidable qu’est le port de la ville, les quatre enfants grandissent dans une « adolescence chorale » et paisible, ensoleillée par les espoirs que laissait supposer la récente proclamation de la République : « je me demande encore d’où sortaient ces gens-là, moulés dans une argile particulière. C’était une époque où on croyait encore à l’être humain comme une entité unique, qui méritait d’avoir une chance face à son destin et qui était doté d’une générosité magnifique. Vous imaginez ça, au début du XXIe siècle ? Pas moi. »

Bien entendu, c’est dans cette quiétude toute relative qu’intervient l’Histoire avec un grand « H » : le 18 juillet 1936, après plusieurs mois de grèves, d’expropriations, de batailles entre paysans et gardes civils, l’insurrection éclate dans le pays. L’Espagne est rapidement coupée en deux et la répression s’abat : d’un côté sur les quartiers ouvriers (massacres de Séville, Grenade, etc.) et, de l’autre, sur la bourgeoisie de droite – notamment à Barcelone, où les anarchistes vengent les leurs tués dans les durs combats du 19 juillet – et surtout sur le clergé. La cloche de la guerre civile et de quarante années de dictature franquiste allait résonner dans toute l’Espagne. Une période sombre de l’histoire, d’une rare complexité, mais dont les contours se distinguent avec force, humilité mais aussi révolte sous la plume de Lluís Llach :

« Des injustices, des assassinats, une ribambelle de cruautés qui se déchaînèrent et firent remonter en surface la part la plus abjecte de l’être humain. […] On tua au nom de la révolution, de la religion, de l’ordre nouveau des fascistes de droite, du surprenant totalitarisme de gauche. On tua au nom de tout, de n’importe quoi et de rien du tout. […] je vais être sincère avec vous : jamais jusqu’à aujourd’hui, je n’ai entendu la voix des fascistes qui ont gouverné l’Espagne pendant quarante ans par le sang de cette guerre demander pardon pour leur responsabilité dans ces massacres, qui se prolongèrent longtemps après la victoire. Jamais. Et je n’ai jamais entendu le moindre regret des catholiques non plus, ni une mise au point critique des communistes, ni des républicains de telle ou telle tendance, qui furent cependant souvent responsables d’incroyables atrocités. Alors ce n’est pas moi qui vais me mettre à présent à rendre responsables les miens, les groupes libertaires, de tout ce qui s’est passé. Pendant plus de soixante ans, tous les acteurs de cette époque ont transformé le mouvement anarchiste en une grandiose décharge où chacun est venu déverser ses propres immondices, pour mieux les cacher. Et il faudrait que ce soit moi qui vienne maintenant y épandre mes propres remords ? Non ! Il n’en est pas question. »

C’est également l’histoire d’une ville lumière, Barcelone, qui bascule sous les décombres et dont l’auteur raconte le destin funeste comme s’il s’agissait d’un être de chair et de sang : « Alors que nous sortions de la ville, les images d’une Barcelone en ruine, grise, dans laquelle il ne restait rien de cet esprit intrépide et cultivé qui avait séduit la moitié du monde, défilèrent devant nous. Ce n’était plus qu’une ville qui capitulait. » Aujourd’hui rénovée, Barcelone ne semble pas attirer les grâces du vieux Germinal qui y passa son enfance et l’on comprend pourquoi. À l’évocation de celles et ceux qui furent fusillés au camp de la Bota – sombre terrain où se déroule également une scène déterminante du récit – le personnage ne manque pas de souligner la folie contemporaine qui a fait de ce lieu un Forum des Cultures en-dessous duquel on peut encore observer les trous laissés par les balles sur les murs…

Ce livre est enfin, et peut-être surtout, celui d’une histoire d’amour. Celle entre deux amis d’enfance pris dans la brutalité des événements. D’abord amis, Germinal et David mirent à profit leurs années d’adolescence pour établir, non sans timidité, le langage secret de leurs corps, à l’abri du poids des hontes de cette époque. Ce lien était si intense, le sentiment entre ces deux « Amis-aimés » tellement authentique, que lorsque l’un sombra dans l’inévitable pathologie mentale laissée par un « Grand connard » de chef franquiste comme il y en avait tant, seuls les souvenirs d’enfance à la Barceloneta racontés dans la voix de l’autre étaient susceptibles de le ramener vers la vie. Malheureusement, ici, ailleurs, comme partout finalement, le mal était déjà fait. « Car, voyez-vous, le nouveau monde était le domaine des gens brutaux, des gens capables de la brutalité la plus perverse, sans que ni leur main ni leur conscience tremble. »

[1] LLACH Lluís, Les Yeux fardés, trad. du catalan par Serge Mestre, éd. Acte sud, 2015.